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Principe de fraternité contre délit de solidarité

Pénal - Droit pénal spécial
09/07/2018
Par une décision très attendue, le Conseil constitutionnel censure le délit d'aide à l'entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d'un étranger, au nom du principe de fraternité, dont il consacre la valeur constitutionnelle.

I. La procédure judiciaire


Le contexte. — Dans le cadre de poursuites du chef d’aide à la circulation ou au séjour irrégulier d'un étranger en France, deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) étaient identiquement présentées devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation au sujet des dispositions combinées des articles L. 622-1 et L. 622-4 du Code de l'entrée et de séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA).

Les dispositions en cause. — Rappelons que l’article L. 622-1 du CESEDA, incrimine et sanctionne d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 € le fait, pour toute personne, par aide directe ou indirecte, de faciliter ou tenter de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger en France. De son côté, l’article L. 622-4 du même code prévoit plusieurs cas d’exonération de responsabilité pénale, en cas de lien familial (sauf polygamie), ainsi que lorsqu’en cas d’action humanitaires et désintéressées (i.e. lorsque l'acte reproché n'a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et qu’elle consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d'hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à 'étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l'intégrité physique de celui-ci).

Les QPC. — L’inconstitutionnalité de ces dispositions était soulevée en raison d’une méconnaissance du principe de fraternité et de ceux de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines, dès lors que :
— l'immunité prévue par le 3° de l'article L. 622-4 du CESEDA s'applique uniquement lorsque la personne est mise en cause pour aide au séjour irrégulier et, non, pour aide à l'entrée et à la circulation d'un étranger en situation irrégulière sur le territoire français ;
— ces dispositions ne prévoient pas d'immunité en cas d'aide au séjour irrégulier pour tout acte purement humanitaire n'ayant donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte.
Ces dispositions porteraient également atteinte au principe de légalité des délits et des peines, en ce que les termes du 3° précité seraient insuffisamment précis.
Le principe d'égalité devant la loi serait également méconnu, dès lors que seule l'aide au séjour d'un étranger en situation irrégulière peut faire l'objet de l'exemption en cause et, non, l'aide à l'entrée ou à la circulation d'un étranger en situation irrégulière.

Le renvoi au Conseil constitutionnel. — Par deux décisions du 9 mai 2018, la Cour de cassation estimait que « la question, en ce qu'elle tend à ériger en principe constitutionnel, la fraternité, qualifiée d'idéal commun par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, et reconnue comme l'une des composantes de la devise de la République par l'article 2 de ladite Constitution, principe que méconnaîtraient les dispositions législatives contestées, présente un caractère nouveau ». Elle renvoyait donc la QPC au Conseil constitutionnel (Cass. crim., 9 mai 2018, n° 17-85.736 ; Cass. crim., 9 mai 2018, n° 17-85.737).
 

II. La censure constitutionnelle


Valeur constitutionnelle du principe de fraternité. — Le Conseil constittionnel estime d’emblée qu’il ressort de la devise de la République consacrée à l'article 2 de la Constitution et de l’idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité mentionné au Préambule et à l’article 72-3, que « la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle ». Il en découle « la liberté d'aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ».

Conciliation entre le principe de fraternité et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. — Il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l'ordre public, puisque, d’une part, aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle n'assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d'accès et de séjour sur le territoire national et que, d’autre part, l'objectif de lutte contre l'immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l'ordre public.
Or, en réprimant toute aide apportée à la circulation de l'étranger en situation irrégulière, y compris si elle constitue l'accessoire de l'aide au séjour de l'étranger et si elle est motivée par un but humanitaire, le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre le principe de fraternité et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. Par conséquent, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs à l'encontre de ces dispositions, les mots « au séjour irrégulier » figurant au premier alinéa de l'article L. 622-4 du CESEDA doivent être déclarés contraires à la Constitution.

Limitation de l'exemption pénale résultant du 3° de l'article L. 622-4 du CEDESA. — Le Conseil constitutionnel note qu’en effet, si l'aide apportée est une prestation de restauration, d'hébergement ou de soins médicaux, la personne fournissant cette aide ne bénéficie de l’immunité pénale que si cette prestation est destinée à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l'étranger et que cette immunité n'existe, pour tout autre acte, que s'il vise à préserver la dignité ou l'intégrité physique de l'étranger. Or, ces dispositions « ne sauraient, sans méconnaître le principe de fraternité, être interprétées autrement que comme s'appliquant en outre à tout autre acte d'aide apportée dans un but humanitaire ». Sous cette réserve d'interprétation, qui conduit à inclure tout acte d'aide au séjour apportée dans un but humanitaire, le grief tiré de la méconnaissance du principe de fraternité par le 3° de l'article L. 622-4 doit être écarté.

Méconnaissance des principes de légalité des délits et des peines, de nécessité et de proportionnalité des peines. — Citant l’article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et les articles 34 et 61-1 de la Constitution, les Sages de la rue Montpensier rappellent que le législateur a en effet l'obligation de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire. Mais le dernier de ce texte ne confère pas au Conseil un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Il lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen. Toutefois, si la nécessité des peines attachées aux infractions relève du pouvoir d'appréciation du législateur, il incombe au Conseil de s'assurer de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue.
Mais ici, il s’avère que les dispositions du 3° de l'article L. 622-4 ne revêtent pas un caractère équivoque et sont suffisamment précises pour garantir contre le risque d'arbitraire. Le grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines doit être écarté. De plus, en raison de la réserve d’interprétation précédemment établie, le fait de ne pas avoir instauré d'exemption pénale, hors du cercle familial, en cas d'aide au séjour irrégulier dans un but autre qu'humanitaire, le législateur n'a en tout état de cause pas méconnu les principes de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines. Les griefs tirés de la méconnaissance de ces principes doivent être écartés.

Effets de la déclaration d'inconstitutionnalité. — Les mots « au séjour irrégulier » figurant au premier alinéa de l'article L. 622-4 du CESEDA doivent être déclarés contraires à la Constitution. Sous la réserve d’interprétation, le 3° de l'article L. 622-4 doit être déclaré conforme à la Constitution.
Le Conseil constitutionnel rappelle qu’il ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation de même nature que celui du Parlement et qu’il ne lui appartient donc pas d'indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu'il soit remédié à l'inconstitutionnalité constatée.
Pour autant, l'abrogation immédiate des dispositions contestées aurait pour effet d'étendre les exemptions pénales aux actes tendant à faciliter ou à tenter de faciliter l'entrée irrégulière sur le territoire français et, de ce fait, entraînerait des conséquences manifestement excessives. D’où un report de l’abrogation au 1er décembre 2018. Entretemps, néanmoins, afin de faire cesser l'inconstitutionnalité constatée à  compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que l'exemption pénale prévue au 3° de l'article L. 622-4 doit s'appliquer également aux actes tendant à faciliter ou à tenter de faciliter, hormis l'entrée sur le territoire, la circulation constituant l'accessoire du séjour d'un étranger en situation irrégulière en France lorsque ces actes sont réalisés dans un but humanitaire.
Source : Actualités du droit