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Affaire « Grégory » : pas de défaut d’impartialité et nullité de la garde-à-vue

Pénal - Procédure pénale
25/02/2019
Renforçant un peu plus la portée de l’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs, la Chambre criminelle de la Cour de cassation tire les conséquences de la l’inconstitutionnalité et de l’abrogation subséquente, des dispositions relatives à la garde-à-vue des mineurs dans leur version applicable à l’époque des faits. Mais si elle annule la garde-à-vue en cause et les actes subséquents, elle rejette, dans cette même affaire, le grief tiré du défaut d’impartialité des magistrats instructeurs.

I. Les faits et la procédure


Les faits (encore non élucidés) et la procédure (complexe) ayant donné lieu à la présente décision sont les suivants. Le lendemain de la disparition d’un enfant âgé de quatre ans, dont le corps entravé par des cordelettes a été découvert dans un cours d’eau, sur la commune de Docelles, une information est ouverte pour assassinat.
En novembre 1984, sur le fondement d’une commission rogatoire délivrée une quinzaine de jours plus tôt, une mineure est d’abord entendue sous le statut de témoin à partir de 15 h, puis, le lendemain, de 9h30 à 13h30. À compter de ce moment, elle est placée en garde-à-vue en application de l’article 154 du Code de procédure pénale, et entendue à plusieurs reprises, la mesure étant, sur autorisation du juge d’instruction, prolongée de 24 heures à compter du surlendemain, 9h30.

Après dessaisissement de la chambre d’accusation de Nancy et transmission de la procédure à la chambre d’accusation de Dijon, un supplément d’information est confié à son président par un arrêt rendu en juin 1987, jusqu’en 1990, date à laquelle ce dernier est remplacé par un autre magistrat. Une décision de non-lieu est rendue en février 1993 ; elle est suivie de plusieurs arrêts prononçant un non-lieu, puis ordonnant la réouverture sur charges nouvelles, puis, prononçant à nouveau un non-lieu en avril 2001. Une réouverture sur charges nouvelles est ordonnée en décembre 2008, l’arrêt prescrivant un supplément d’information confié au président de la chambre de l’instruction, aux fins de procéder à une mesure technique, puis de réaliser toutes autres investigations utiles à la manifestation de la vérité. En octobre 2010, la chambre de l’instruction fait partiellement droit à une demande d’expertise. En septembre 2011, la présidente de la chambre de l’instruction est désignée pour poursuivre l’exécution du supplément d’information et des actes complémentaires ordonnés. En septembre 2012, la chambre de l’instruction fait droit à d’autres demandes d’actes et confie leur mise en œuvre, ainsi que toutes autres investigations utiles à la manifestation de la vérité qui en découleront, à ce même magistrat.

En janvier 2016, lorsqu’il apprend la réouverture de l’information judiciaire, le fils du président de la chambre d’accusation de Dijon remet à la justice des carnets intimes de son père décédé en 1994. Cinq carnets rédigés entre juin 1987 et janvier 1990 et contenant des annotations personnelles, sont retranscrits à la demande du juge d’instruction, les éléments en rapport avec la procédure sont versés au dossier.

En mai 2017, est ordonnée la réouverture sur charges nouvelles de l’information, close en octobre 1988, suivie des chefs de complicité d’assassinat, non-opposition à la réalisation d’un crime, non-assistance à personne en danger et non-dénonciation d’un crime. La jonction de cette procédure avec celle du chef d’assassinat (instruction en cours) est ordonnée. En juin 2017, la mineure initialement entendue (notamment dans le cadre d’une garde-à-vue) est mise en examen du chef d’enlèvement de mineur de quinze ans suivi de mort. En décembre 2017, deux requêtes en annulation de pièces de la procédure sont déposées, notamment pour demander l’annulation du placement en garde-à-vue de 1984 et des auditions au cours de cette mesure, ainsi que la nullité des actes de procédure accomplis par les présidents successifs de la chambre de l’instruction de Dijon. Un pourvoi est formé contre l’arrêt rendu par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Dijon en mai 2018 à la suite de ces requêtes.
 
 

II. Sur la nullité des actes accomplis par les magistrats dijonnais

 

Sur la nullité de la procédure diligentée par le président de la chambre d’accusation de Dijon

 
La personne mise en examen soulève d’abord la nullité de la procédure diligentée par le président de la chambre d’accusation de Dijon, au motif que ses notes personnelles démontrent l’existence d’un doute manifeste quant à son impartialité. Elle demande notamment l’annulation ou la cancellation des actes effectués sur commission rogatoire délivrée par ce magistrat, celle des procès-verbaux d’audition ou de déposition de témoin la concernant et celle des procès-verbaux la mentionnant ainsi, enfin, que l’annulation de l’arrêt de non-lieu rendu en février 1993.

La chambre de l’instruction de Dijon, en mai 2018, rappelle que ce magistrat n’était pas dans la composition de cet arrêt. En outre, elle retient que la requête est irrecevable en ce qu’elle vise un arrêt de non-lieu, qui ne peut, en application de l’article 173 du Code de procédure pénale, être l’objet d’une demande d’annulation déposée. Cette dernière doit en effet, selon les dispositions de l’article 170 du Code de procédure pénale, viser un acte ou une pièce de la procédure.
À bon droit selon la Chambre criminelle de la Cour de cassation, qui considère qu’en statuant comme elle l’a fait, la chambre de l’instruction a justifié sa décision au regard de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

En effet, en premier lieu, il n’est pas soutenu que le magistrat concerné aurait exprimé ou employé publiquement ou en présence des parties des expressions sous-entendant une appréciation négative les concernant, notamment la personne mise en examen.

En deuxième lieu, les pensées et les impressions subjectives au sujet de l’affaire en cours, du contexte de son déroulement ou des parties concernées, consignées dans le carnet intime « lequel était destiné à demeurer confidentiel n’eût été l’initiative d’un de ses héritiers d’en révéler la teneur », ne constituent pas la manifestation d’un manque d’impartialité dans sa conduite du supplément d’information que la chambre de l’instruction lui avait délégué. Et, ce, dès lors que :
  • d’une part, il n’est pas allégué qu’il aurait fait preuve de parti pris ou de préjugé personnel dans l’exécution d’un ou de plusieurs actes d’investigation qu’il a effectués ;
  • d’autre part, la Cour de cassation est en mesure de s’assurer que le magistrat a instruit à charge et à décharge, conformément à l’article 81 du Code de procédure pénale, sans manifester aucune conviction lors de l’audition en tant que témoin et qu’aucune mesure n’a été prise à son encontre, ni par le magistrat concerné, ni par la chambre d’accusation à l’issue de ce supplément d’information.

En troisième lieu, la Cour de cassation énonce qu’ « il n’appartient pas aux juridictions d’apprécier, a posteriori, ce que pensait un juge en son for intérieur et qui relève de sa liberté de pensée, à partir de notes confidentielles établies par ce magistrat, dès lors qu’elles ne se sont pas traduites par une manifestation extérieure de partialité dans ses propos ou son comportement au cours de la procédure qui lui a été confiée ».
Il s’ensuit que « ne saurait faire naître un doute objectivement justifié sur l’impartialité du juge au moment où il a effectué le supplément d’information, la révélation fortuite postérieure des carnets intimes [du magistrat], intervenue après son décès ».
 
 

Sur la nullité des actes accomplis par la présidente de la chambre de l’instruction de Dijon

 
La personne mise en examen conteste ensuite la régularité des actes effectués par la présidente de la chambre de l’instruction, désignée dans le cadre du supplément d’information.

La chambre de l’instruction de Dijon, en mai 2018, dit n’y avoir lieu à l’annulation d’actes de la procédure. Elle rappelle d’abord que la chambre d’instruction de la cour d’appel de Dijon se trouvait compétente pour instruire ce dossier depuis le renvoi de l’affaire devant elle et le dessaisissement corrélatif de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Nancy (Cass. crim., 17 mars 1987, n° 86-96.682), puis la chronologie des décisions successivement rendues dans cette affaire. La chambre de l’instruction cite notamment le dispositif de l’arrêt rendu en décembre 2008, ayant ordonné un supplément d’information et la réalisation de différentes mesures. Elle estime qu’il résulte de ces décisions, que la présidente de la chambre de l’instruction, « tout comme son prédécesseur, s’est vue confier une double mission, à savoir une mission particulière relative à des expertises énumérées et une mission générale de réaliser toutes autres investigations utiles à la manifestation de la vérité, sans qu’il y ait nécessairement de liens avec les expertises visées ».
Et, ce, d’autant qu’il résulte de la combinaison des articles 201, 204 et 205 du Code de procédure pénale, que la chambre d’instruction a toute latitude pour ordonner un supplément d’information et définir l’étendue de celui-ci en énumérant les actes à accomplir ou en prévoyant soit en plus d’actes spécifiquement énoncés, toutes investigations subséquentes à ceux-ci, soit une mission plus large visant toutes investigations utiles à la manifestation de la vérité. Dans ce cadre, comme d’ailleurs en application de l’article 81 du Code de procédure pénale, seuls sont prohibés un supplément d’information ne prévoyant qu’une mission générale et un supplément d’information prévoyant une délégation d’actes juridictionnels, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. En conséquence, il n’apparaît pas que la magistrat concernée, ait outrepassé sa délégation en procédant à des investigations non spécifiquement énumérées dans les arrêts rappelés.

Devant la Cour de cassation, la défense se fonde notamment sur l’article 205 du Code de procédure pénale, en application duquel le magistrat délégué par la chambre de l’instruction ne peut agir qu’en exécution de cette délégation et dans les limites imposées par celle-ci, qu’une telle délégation ne peut être que spéciale et qu’une mission générale ne peut être valablement ordonnée que si elle est indissociable d’une mission particulière précisément déléguée et en lien direct avec celle-ci, ce qui n’aurait pas été le cas en l’espèce.
La Chambre criminelle valide le raisonnement des juges de fond, « dès lors que, lorsqu’il est procédé aux suppléments d’information ordonnés par la chambre de l’instruction, les articles 201 et 205 du Code de procédure pénale permettent de confier au magistrat délégué qui y procède conformément aux dispositions relatives à l’instruction préalable, non seulement des mesures spécifiques, à l’exception d’actes juridictionnels, mais aussi, comme en l’espèce, tous actes d’investigations utiles à la manifestation de la vérité, une telle délégation, formulée en termes généraux, se rattachant nécessairement aux infractions visées par l’information rouverte sur charges nouvelles et n’ayant pas pour effet de la dessaisir de sa compétence ».
 
 

III. Sur la nullité de la garde-à-vue

 
En ce qui concerne la nullité de la garde-à-vue de la mineure et des auditions réalisées en 1984, la chambre de l’instruction de Dijon rejette, dans son arrêt rendu en mai 2018, le moyen tiré de l’absence de notification du droit de se taire, d’assistance d’un avocat, de notification du droit à un examen médical et d’avis à sa famille.
Mais depuis, le Conseil constitutionnel, saisi sur QPC dans cette même affaire, a considéré que les dispositions applicables à la garde- vue du mineur à l’époque des faits, devaient être déclarées inconstitutionnelles, sans report d’abrogation (Cons. const., 16 nov. 2018, n° 2018-744 QPC, JO 17 nov. ; voir Affaire « Grégory » : censure constitutionnelle du régime de la garde-à-vue des mineurs applicable à l’époque des faits, Actualités du droit, 16 nov. 2018).

C’est donc sans surprise que la Chambre criminelle rappelle, au visa des articles 61-1 et 62 de la Constitution, « qu’une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution est abrogée à compter de la publication de la décision ou d’une date ultérieure fixée par cette décision ; que le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles sont susceptibles d’être remis en cause les effets qu’a produits le texte déclaré inconstitutionnel ».

Or, plusieurs dispositions de l’ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, ont été déclarés contraires à la Constitution, la décision prenant effet à compter de la date de publication, le 17 novembre 2018, et étant applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date (Cons. const., 16 nov. 2018, précitée).

La garde-à-vue en cause a ainsi été effectuée en application des dispositions déclarées inconstitutionnelles et il s’ensuit que l’annulation est encourue. La chambre criminelle annule l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Dijon du 16 mai 2018, en ses seules dispositions relatives à la garde-à-vue et aux actes subséquents, toutes autres dispositions étant expressément maintenues et renvoie la cause et les parties devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris.
Source : Actualités du droit